Chapitre 50

 

Bien que ce ne fût pas très visible à l’œil nu, la plaine qui se déroulait à l’infini devant la Dominie Dirtch de Beata était un peu plus surélevée et plate que le terrain qui s’étendait sur les deux flancs de l’arme magique. On y progressait donc plus facilement, surtout à cheval, et davantage encore quand il avait plu à verse. Car les deux parties légèrement vallonnées, à droite et à gauche, devenaient alors très glissantes.

À cause de la configuration du terrain, surtout par mauvais temps, les voyageurs franchissaient en général la frontière en passant par le point de contrôle que commandait la jeune Hakenne.

Même si le trafic n’était pas très intense, Beata enfin avait l’occasion d’assumer d’importantes responsabilités. Pour être honnête, devoir juger les gens, puis les laisser passer ou les refouler, ne lui déplaisait pas. Et dès qu’elle avait un doute, elle dirigeait les visiteurs vers un poste frontalier de la garde, où ils auraient affaire à des interlocuteurs aguerris et peu commodes.

Avoir du pouvoir était agréable. Désormais, Beata n’était plus exclusivement vouée à obéir.

Filtrer les voyageurs avait un autre avantage. C’était une occasion de parler à des gens venus de lointains pays, ou au minimum de découvrir leurs tenues, parfois des plus étranges. En principe, les groupes supérieurs à deux ou trois personnes étaient rares. Mais tous ces étrangers devaient s’en remettre à la jeune Hakenne pour passer.

Ce matin, alors que le soleil brillait dans le ciel débarrassé des nuages de la veille, les choses étaient très différentes. Une petite armée approchait, et ses intentions n’avaient peut-être rien d’amical.

— Carine, ordonna Beata, prépare-toi à utiliser le marteau.

La Hakenne regarda sa supérieure, le front plissé.

— Vous êtes sûre, chef ?

Affligée d’une mauvaise vue, Carine avait du mal à identifier tout ce qui se louvait à plus d’une trentaine de pas d’elle. Et la troupe qui approchait se découpait encore très loin à l’horizon.

Jusque-là, Beata n’avait jamais donné un tel ordre quand des voyageurs apparaissaient dans la plaine. À l’exercice, ses soldats et elle répétaient tous les jours les gestes requis en cas d’attaque. Mais ils n’avaient jamais été confrontés à une menace potentielle.

Quand Beata s’absentait pour converser avec les autres chefs de poste, les sentinelles avaient la responsabilité d’agir en cas de danger. Lorsqu’elle était là, tout dépendait d’elle. C’était cela, être un chef.

Depuis l’atroce accident, elle avait fait ajouter une barre de fixation supplémentaire au support du marteau. Bien que la cloche ait sonné toute seule, cette précaution lui avait paru judicieuse. Ainsi, elle avait le sentiment de mieux contrôler les choses. Même si c’était une illusion, ça ne faisait pas de mal, et ses soldats l’en respectaient davantage…

En réalité, personne ne savait pourquoi les Dominie Dirtch avaient sonné.

— Oui, j’en suis sûre, répondit Beata en essuyant ses paumes moites sur ses hanches.

Avec un peu d’expérience, il devenait facile d’identifier les voyageurs inoffensifs. En général, il s’agissait de colporteurs dont les chariots regorgeaient d’exotiques merveilles. Parfois, c’étaient des nomades du Pays Sauvage venus faire du troc avec les soldats postés le long de la frontière. Et ceux-là, Beata ne les laissait jamais passer.

À part quelques riches marchands, aisément reconnaissables à leurs beaux atours, la jeune Hakenne n’avait pas vu grand monde d’autre défiler devant elle.

Oh, il y avait bien eu quelques détachements de la garde Anderienne, pressés de rentrer au pays après de lointaines patrouilles. Mais là, Beata n’avait pas son mot à dire…

La garde était indépendante de l’armée régulière. Exclusivement composée d’hommes, cette unité d’élite se concentrait sur les missions dangereuses ou au minimum très délicates. Les soldats réguliers, comme Beata, n’avaient aucune autorité sur les membres de la garde – même quand ils leur étaient supérieurs en grade.

Un jour, la jeune Hakenne avait voulu ordonner à un détachement de s’arrêter. Bien que le capitaine l’eût prévenue que ces hommes-là disposaient d’un droit de passage illimité, elle avait eu simplement envie de leur parler et, en toute camaraderie, de leur demander s’ils avaient besoin de quelque chose.

La colonne n’avait même pas ralenti. Et son chef avait simplement ricané en passant devant Beata.

La petite armée qui approchait n’appartenait pas à la garde anderienne. Cette certitude exceptée, la jeune Hakenne ignorait ce qui l’attendait…

Une main en visière, elle constata que les centaines de cavaliers en uniforme noir s’étaient pour le moment arrêtés.

Même de loin, ces guerriers vous glaçaient les sangs !

Jetant un coup d’œil sur sa droite, Beata vit que Carine s’apprêtait à abattre le marteau sur la Dominie Dirtch. Annette avait aussi saisi le manche pour aider sa camarade.

— Je n’ai pas donné d’ordre ! cria Beata. Vous êtes devenues folles. Posez-moi ça !

— Sergent, dit Annette, il y a des centaines de soldats, et ils ne sont pas des nôtres…

— Tu ne vois pas le drapeau blanc, soldat ? Serais-tu aveugle ?

— Sergent, ce ne sont pas des militaires anderiens. Ils n’ont rien à faire ici !

— Tu ne sais même pas ce qu’ils veulent !

Terrorisée à l’idée que deux idiotes aient failli provoquer un massacre, Beata lâcha la bonde à sa colère.

— Imbéciles ! Nous ne savons pas qui sont ces soldats ! Vous auriez pu tuer des centaines d’innocents !

» Mais ça vous coûtera cher ! Je double votre tour de garde de nuit pendant une semaine ! Et si vous recommencez, le capitaine en entendra parler, à notre retour !

Annette baissa la tête. Désorientée, Carine salua Beata. La punition était sévère et elle semblait ne pas savoir comment la prendre…

Beata aurait incendié tout membre de sa section coupable d’une telle erreur. Mais en secret, elle se réjouissait d’avoir dû sanctionner deux Hakennes, et pas un des Anderiennes…

Dans le lointain, un cavalier avançait en agitant son drapeau blanc.

Beata ignorait jusqu’à quelle distance les Dominie Dirtch pulvérisaient leurs cibles. Si elle n’avait pas arrêté les deux crétines, les inconnus auraient peut-être été trop loin pour en souffrir. Mais après l’atroce fin de Turner, il n’était plus question que les Dominie Dirtch frappent quiconque – à part bien entendu des envahisseurs.

Un autre cavalier accompagnait le porteur du drapeau, et deux personnes marchaient à côté des chevaux. Les étrangers respectaient strictement le protocole d’approche, et c’était bon signe. Quand un groupe important voulait franchir la frontière, quelques émissaires devaient avancer en brandissant un drapeau blanc. Les autres voyageurs attendaient à bonne distance, et se remettaient en route uniquement quand on le leur indiquait…

Laisser approcher quelques personnes n’était jamais risqué. Les Dominie Dirtch tuaient tout ce qui se trouvait devant elles, même à moins d’un pas. Dans ce sens-là, la distance ne comptait pas. Le nombre non plus, d’ailleurs, mais pourquoi risquer un massacre, en cas d’erreur ? Comme l’avait prouvé la mort de Turner, un accident n’était jamais à exclure.

À présent, Beata distinguait mieux les quatre inconnus. Il s’agissait de deux couples. Un à cheval, et l’autre à pied.

… Et la femme qui chevauchait portait une robe blanche.

Quand Beata l’identifia, son cœur fit un bond dans sa poitrine.

— Vous voyez, maintenant ? lança-t-elle à Carine et Annette. Si je ne vous avais pas arrêtées, vous imaginez les conséquences ?

Les deux Hakennes, bouche bée, semblaient ne pas en croire leurs yeux. À l’idée de ce qui avait failli arriver, Beata crut un moment que ses jambes allaient se dérober sous elle.

— Alors, cria-t-elle vous allez me poser ce marteau ? Et n’approchez plus de la Dominie Dirtch ! C’est compris ?

Les deux Hakennes saluèrent leur chef qui se détourna et dévala les marches si vite qu’elle faillit s’étaler.

Beata n’avait jamais envisagé qu’une chose pareille lui arrive. Elle allait rencontrer la Mère Inquisitrice !

Le reste de la section accourait déjà, pour mieux voir la femme en robe blanche qui serait bientôt à portée de voix. Un homme vêtu de noir chevauchait près d’elle, mais c’était à peine si les soldats lui accordaient un regard.

Consciente de ses responsabilités, Beata se força à observer les autres émissaires. La femme à pied était enceinte, et son compagnon, qui marchait sur le flanc gauche de la Mère Inquisitrice, portait une tunique large des plus quelconques. Une épée battait son flanc, mais il ne semblait pas avoir l’intention de la dégainer.

Le cavalier vêtu de noir était autrement impressionnant, surtout avec la cape couleur or qui voletait dans son dos. Le souffle coupé par la vision de ce guerrier, Beata se demanda si ce n’était pas l’homme qui devait, disait-on, épouser la Mère Inquisitrice. Le seigneur Rahl, si sa mémoire ne la trompait pas.

En tout cas, il avait l’allure d’un seigneur, et la jeune Hakenne n’avait jamais posé les yeux sur un homme d’une telle prestance.

— Descendez de là ! cria-t-elle aux deux Hakennes toujours perchées sur la plate-forme.

Les sentinelles dévalèrent les marches, et Beata leur ordonna de se mettre en rang avec leurs camarades. Le caporal Marie Fauvel, Estelle Ruffin et Emmeline vinrent se placer à la droite de leur sergent. Annette et Carine prirent position sur sa gauche, avec Norris, Karl et Bryce. Au garde-à-vous, la section regarda approcher les visiteurs.

Quand la Mère Inquisitrice mit pied à terre, tous les soldats, y compris Beata, tombèrent à genoux et inclinèrent la tête. Avant d’avoir les yeux rivés sur le sol, la jeune Hakenne eut le temps d’apercevoir la superbe robe blanche et la magnifique crinière de la dirigeante suprême des Contrées. De sa vie, elle n’avait jamais vu une chevelure aussi longue. Même les grandes dames qu’elle avait parfois entrevues dans la cour du ministère de la Civilisation ne la laissaient pas cascader ainsi jusqu’à leurs reins. Et pour quelqu’un qui connaissait exclusivement les cheveux noir foncé des Anderiens ou les tignasses rousses des Hakens, ceux de la Mère Inquisitrice, d’un brun beaucoup plus clair, semblaient briller au soleil comme l’aura d’un esprit du bien.

Terrifiée à la seule idée de croiser le regard de cette légende vivante, Beata se félicita d’avoir baissé la tête. Sans l’angoisse révérencielle qui l’avait submergée, elle aurait fixé la Mère Inquisitrice, les yeux ronds d’émerveillement. Une attitude qui n’aurait sûrement pas été appréciée…

Depuis qu’elle était haute comme trois pommes, la jeune Hakenne entendait de fabuleux récits sur les pouvoirs de la Mère Inquisitrice. À ce qu’on disait, d’un seul regard, elle pouvait transformer en statue de pierre quiconque lui manquait de respect ou avait le malheur de lui déplaire. Et ce n’était pas, affirmait-on, le pire sortilège qu’elle pouvait lancer…

Prise de panique, Beata eut l’impression d’étouffer. Que fichait-elle donc là, face à la femme la plus puissante des Contrées ? Une misérable Hakenne avait-elle seulement le droit de respirer le même air que la Mère Inquisitrice ?

— Relevez-vous, mes enfants, dit une voix mélodieuse pleine de bonté.

L’entendre suffit à apaiser une bonne partie des angoisses de Beata. Elle n’aurait jamais imaginé que la Mère Inquisitrice parlait ainsi, comme… eh bien, comme une femme normale. Sa voix, s’était-elle toujours dit, devait ressembler à celle d’un esprit hurlant de fureur derrière le voile qui l’emprisonnait dans le royaume des morts.

La jeune Hakenne se releva. Ses soldats l’imitèrent, mais gardèrent comme elle la tête baissée.

Beata ignorait totalement comment elle devait se comporter. Qui aurait eu l’idée saugrenue de donner à une employée de boucherie des cours de bonnes manières ? Avec les quartiers de viande, les ronds de jambe n’étaient pas de mise…

— Qui commande ce poste ? demanda la Mère Inquisitrice.

Son ton restait bienveillant, mais avec une touche d’autorité sereine qu’il était impossible de ne pas remarquer. À première vue, elle n’avait pas l’intention de foudroyer sur pied les jeunes soldats, et c’était déjà ça.

Sans relever les yeux, Beata fit un pas en avant.

— C’est moi, Mère Inquisitrice.

— Et à qui ai-je l’honneur ?

Le cœur battant la chamade, Beata ordonna à ses membres de cesser de trembler. Mais ils ne lui obéirent pas.

— Je suis le sergent Beata, Mère Inquisitrice. Et votre humble servante…

La jeune Hakenne manqua s’évanouir quand elle sentit une main lui saisir le menton et lui relever la tête.

Lorsque les yeux verts de la Mère Inquisitrice plongèrent dans les siens, Beata eut la certitude qu’elle avait en face d’elle l’incarnation d’un esprit du bien, pas une simple mortelle.

Bizarrement, cela fit remonter en flèche sa terreur.

— Ravie de te connaître, sergent Beata. (La Mère Inquisitrice désigna la femme debout sur sa gauche.) Je te présente Du Chaillu, une amie. Et Jiaan, un autre ami. (Elle posa une main sur l’épaule du géant vêtu de noir.) Et voici le seigneur Rahl, mon époux.

Beata osa enfin regarder le grand guerrier. Lui aussi souriait gentiment. C’était la première fois qu’elle voyait des personnes aussi importantes la dévisager avec autant de bienveillance. Sans nul doute, elle le devait à son entrée dans l’armée, qui effaçait un peu sa souillure originelle…

— Sergent Beata, puis-je monter sur la plate-forme et jeter un coup d’œil à la Dominie Dirtch ? demanda le seigneur Rahl.

— Euh… Bien entendu, seigneur… je… ce… Eh bien, vous la montrer sera un bonheur pour moi. Enfin, je voulais dire « un honneur ». Oui, j’en serai très honorée…

— Sergent, intervint la Mère Inquisitrice, coupant à point nommé les lamentables bafouillis de la jeune Hakenne, nos hommes peuvent-ils approcher ?

Beata s’inclina bien bas.

— Désolée, Mère Inquisitrice, je n’ai pas… Évidemment, qu’ils peuvent venir ! J’aurais du y penser plus tôt, mais… Si vous le voulez bien, je vais m’en occuper…

Dès que la femme en blanc eut acquiescé, Beata guida le seigneur Rahl vers la plate-forme. En chemin, elle s’avisa qu’elle avait oublié de souhaiter la bienvenue en Anderith à ses nobles visiteurs. Bon sang, quelle imbécile elle était !

Quand elle eut gravi les marches, le seigneur Rahl sur les talons, elle prit la corne de brume et signala à tous les autres postes des environs qu’il n’y avait pas de danger. Puis elle se tourna vers les soldats qui attendaient très loin dans la plaine et émit une longue note pour leur indiquer qu’ils pouvaient approcher en toute sécurité.

Enfin, la jeune Hakenne se plaqua contre la rambarde et se tourna vers le seigneur Rahl. La seule présence de cet homme suffisait à lui couper le souffle. Elle n’avait jamais eu une telle réaction, y compris face au ministre de la Civilisation – avant qu’il lui ait fait du mal, bien entendu.

La taille, les larges épaules, les yeux gris perçants et la tenue noire du seigneur n’expliquaient pas tout. Il y avait en lui quelque chose d’intangible qui inspirait le respect et la crainte.

Contrairement aux dirigeants d’Anderith, comme le ministre de la Civilisation ou Dalton Campbell, cet homme ne prenait pas de grands airs, et il ne cherchait pas à impressionner les petites gens. Mais il y avait en lui une noblesse et une détermination qui les pétrifiaient d’admiration craintive. En même temps, il semblait… dangereux.

Mortellement dangereux, même.

Très beau, d’allure bienveillante, il ne cherchait pas à jouer de cette caractéristique. Mais on aurait juré que ses yeux gris, quand il était furieux, avaient le pouvoir de faire fondre sur place l’ennemi qu’ils fixaient.

À présent, Beata comprenait pourquoi cet homme était le mari de la Mère Inquisitrice. Il avait tout pour relever un tel défi, et cela se voyait au premier regard.

La femme enceinte – celle qui portait une étrange robe où pendaient des bandes de tissu multicolores – s’était engagée sur les marches. Son regard vif ne manquait aucun détail, Beata en aurait mis sa tête à couper !

Avec leurs cheveux noirs, la future mère et son compagnon auraient pu être des Anderiens. Mais il y avait en eux une noblesse naturelle – et sauvage – très différente de l’attitude toujours un peu hautaine qu’adoptaient les maîtres du pays.

— Voici une Dominie Dirtch, seigneur Rahl, dit Beata.

Elle aurait voulu appeler la femme par son nom, en signe de respect, mais il était déjà sorti de sa mémoire, comme si elle ne l’avait jamais entendu.

Le seigneur Rahl examina attentivement l’arme en forme de cloche.

— Les Dominie Dirtch ont été fabriquées il y a des millénaires par les Hakens, précisa Beata. À l’époque, ils s’en servaient pour massacrer les Anderiens. Aujourd’hui, elles sont là uniquement pour préserver la paix.

Les mains dans le dos, le seigneur Rahl continua son inspection. Sous son regard d’acier, la Dominie Dirtch parut prendre vie, comme un soldat qui tremble d’effroi lorsqu’un officier s’arrête devant lui et l’étudie jusqu’au dernier bouton de culotte. Un instant, Beata crut qu’il allait parler à l’arme de pierre – et elle se demanda même si celle-ci ne risquait pas de lui répondre !

— Votre version des faits ne vous paraît pas illogique, sergent ? demanda soudain le seigneur Rahl.

— Pardon, messire ?

— Ce sont bien les Hakens qui ont envahi Anderith ?

Sous le regard perçant du guerrier, Beata dut lutter pour parvenir à répondre. Et sa voix étranglée lui parut parfaitement ridicule.

— Oui, seigneur.

— Et vous pensez qu’ils transportaient les Dominie Dirtch sur leur dos ?

Beata sentit que ses genoux recommençaient à trembler. Elle aurait donné cher pour que le seigneur Rahl, renonçant à l’interroger, parte sur-le-champ pour Fairfield, où des gens importants et éduqués sauraient lui répondre.

— Eh bien, je ne sais pas trop, seigneur…

— Il est évident que personne n’a transporté ces armes jusqu’ici, sergent. Elles sont bien trop lourdes. Et il y en a beaucoup trop ! Avec l’aide de la magie, on les a construites ici, et elles n’ont pas bougé depuis.

— Mais les bouchers Hakens, quand ils ont envahi…

— Les Dominie Dirtch sont orientées vers la plaine, sergent Beata. Pas en direction d’Anderith. Ce sont des armes défensives !

— Mais on nous a appris que…

— On vous a menti ! lança le seigneur Rahl, qui semblait très mécontent de ce qu’il venait de découvrir. Ces armes n’ont aucune vocation offensive, c’est évident ! (Il regarda à droite et à gauche, étudiant la configuration des trois postes.) Elles forment une ligne de défense, et leur action est coordonnée. Rien à voir avec la logistique dont auraient besoin des envahisseurs.

Au ton désolé du seigneur Rahl, Beata comprit qu’il ne cherchait pas à l’offenser. Il énonçait simplement à voix haute les conclusions auxquelles il était arrivé.

— Mais les Hakens…, croassa Beata.

Trop impressionnée, elle n’osa pas aller plus loin. Le seigneur Rahl, très patient, attendit qu’elle ait remis de l’ordre dans ses idées et retrouvé un peu de courage.

— Seigneur, je ne suis pas une personne cultivée, mais une Hakenne malfaisante par nature. Veuillez m’excuser de ne pas être assez éduquée pour pouvoir répondre à vos questions.

— Sergent Beata, il est inutile d’avoir fait de hautes études pour voir ce qui crève les yeux ! Fiez-vous à votre bon sens, ce sera amplement suffisant !

Beata resta muette. Cette conversation la dépassait. Devant elle se tenait un homme si puissant qu’il pouvait, avec ses pouvoirs magiques, transformer le jour en nuit. Il ne dirigeait pas un seul pays comme le ministre de la Civilisation ou le pontife, mais le mystérieux empire d’haran. Et on racontait, que les Contrées du Milieu seraient bientôt entièrement soumises à sa volonté.

Il était aussi l’époux de la Mère Inquisitrice. Et à voir comment elle le regardait, ne pouvait douter qu’elle l’aimait et le respectait.

— Tu devrais l’écouter, sergent. Beata, dit la femme enceinte. Car le seigneur est aussi le Sourcier de Vérité.

Stupéfaite, Beata s’empressa de parler avant que la peur lui coupe tous ses Moyens.

— Seigneur, c’est donc l’Épée de Vérité que vous portez ?

L’arme du guerrier semblait pourtant des plus ordinaires. Glissée dans un fourreau de cuir noir, elle avait une garde banale enveloppée de cuir, comme celle de tous les escrimeurs expérimentés.

Le seigneur Rahl baissa les yeux, tira la lame de son fourreau puis la laissa retomber.

— Cette arme-là n’est pas l’Épée de Vérité. Pour le moment, je ne l’ai pas avec moi…

Beata n’eut pas le cran de demander pourquoi. Mais elle aurait tellement aimé voir l’épée magique ! Une petite revanche sur Fitch, qui en rêvait et n’en aurait sûrement pas l’occasion. Mais depuis qu’elle était dans l’armée, chargée de veiller sur les Dominie Dirtch, elle s’était bien plus élevée qu’il ne le ferait jamais avec son bel uniforme de messager.

De nouveau tourné vers la cloche de pierre, le seigneur Rahl semblait avoir oublié jusqu’à l’existence de Beata et de la femme enceinte.

Soudain, il tendit une main vers la Dominie Dirtch.

— Mon époux, dit la femme en lui prenant le poignet, ne fais pas ça ! Cette arme est…

— … Maléfique, acheva le seigneur en se retournant vers sa compagne.

— Tu le sens aussi ?

Le seigneur Rahl se contenta de hocher la tête.

« Bien entendu que les Dominie Dirtch sont maléfiques, aurait voulu crier Beata. Comme toutes les inventions des Hakens ! »

Elle se retint d’intervenir, stupéfaite par ce qu’elle venait d’entendre. La femme enceinte venait de dire « mon époux ». Et la Mère Inquisitrice, quelques minutes plus tôt, avait présenté le Sourcier comme son mari…

Voyant que ses soldats approchaient, le seigneur se dirigea vers les marches et les descendit deux à deux. La femme jeta un dernier coup d’œil à la Dominie Dirtch, puis elle le suivit.

— Votre époux ? ne put s’empêcher de souffler Beata sur son passage.

— Oui, je suis la femme du seigneur Rahl, le Caharin et le Sourcier de Vérité.

— Mais la Mère Inquisitrice a dit…

— Elle ne mentait pas, elle est aussi son épouse.

— Vous… Toutes les deux ?

— C’est un homme important, dit nonchalamment la future mère en descendant les marches. Dans sa position, on peut avoir plusieurs épouses. (Elle s’arrêta et se retourna.) Il n’y a pas si longtemps, j’avais cinq maris !

Les yeux écarquillés, Beata regarda son étrange interlocutrice s’éloigner d’un pas décidé.

Le roulement de sabots de la colonne en approche devenait assourdissant. La jeune Hakenne n’avait jamais vu des soldats à l’air si féroce. Heureusement, l’armée l’avait correctement formée. Grâce à son entraînement, lui avait dit le capitaine Tolbert, elle serait à même de défendre Anderith contre toutes les menaces, mêmes venues de tels guerriers…

— Sergent Beata ! appela le seigneur Rahl.

Beata courut vers la rambarde, devant la Dominie Dirtch.

Alors qu’il se dirigeait vers son cheval, le Sourcier s’était arrêté et retourné. La Mère Inquisitrice, elle, avait déjà un pied dans l’étrier de sa selle.

— Oui, seigneur ?

— Vous avez fait sonner cette cloche il y a environ une semaine ?

— Non, seigneur.

— Merci, sergent.

Le grand guerrier fit mine de reprendre son chemin.

— Mais elle a sonné toute seule…

Le seigneur Rahl s’immobilisa et la femme enceinte se retourna comme si quelqu’un venait de lui flanquer une claque sur la croupe. La Mère Inquisitrice se laissa retomber sur le sol…

Beata descendit de la plate-forme pour ne pas avoir à crier à tue-tête les détails de l’abominable accident.

Tous les membres de sa section avaient reculé très loin de la Dominie Dirtch. Sans doute parce qu’ils avaient peur de côtoyer de si grands personnages. Et parce qu’ils craignaient, dans leur stupidité, que la Mère Inquisitrice les réduise en cendres d’un seul regard. Beata avait eu cette réaction, mais elle avait su se ressaisir. Enfin, jusqu’à un certain point.

Le seigneur Rahl fit signe à ses soldats d’avancer. Il leur ordonna de se dépêcher, afin qu’ils soient à l’abri s’il prenait de nouveau l’envie aux armes de frapper sans raison.

Alors que des centaines d’hommes galopaient alentour, il cria à ses deux compagnes de passer derrière la plate-forme de pierre.

Quand elles furent en sécurité, il prit Beata par les épaules et la tira gentiment hors du rayon d’action de la Dominie Dirtch.

Désorientée et effrayée, la jeune Hakenne se mit au garde-à-vous.

— Que s’est-il passé ? demanda le seigneur Rahl à voix basse, comme s’il redoutait qu’un éclat incite la cloche de pierre à sonner de nouveau.

La Mère Inquisitrice vint se placer sur sa droite, et son autre épouse sur sa gauche.

— Je n’en sais rien, seigneur… Un de mes hommes, Turner, était en reconnaissance quand c’est arrivé. Le son était horrible, et le pauvre Turner…

Beata ne put retenir ses larmes. Même si montrer des signes de faiblesse devant de si hauts personnages la répugnait, elle était incapable de se contrôler.

— C’était en fin d’après-midi ? demanda le seigneur Rahl.

— Oui. Mais comment le savez-vous ?

Cette question resta sans réponse.

— Elles ont toutes sonné ? Pas seulement celle-là, n’est-ce pas ? Mais sur l’entière ligne de défense !

— Oui, seigneur. Personne ne sait pourquoi. Des officiers sont venus enquêter, mais ils n’ont rien trouvé.

— Vous avez eu beaucoup de pertes ?

— Turner, et beaucoup d’autres, sur tous les postes, d’après ce qu’on m’a dit. Et aussi des marchands et des voyageurs… Tous les gens qui étaient devant les Dominie Dirtch à ce moment-là sont morts. C’était affreux… Une fin atroce !

— Nous comprenons, dit la Mère Inquisitrice. Et nous partageons ton chagrin, pour Turner.

— Et personne ne sait pourquoi ça s’est passé ? insista le seigneur Rahl.

— Non. En tout cas, on n’a pas jugé bon de nous le dire. J’ai parlé au chef des deux autres sections de mon secteur, et ils ne sont pas plus avancés que moi. Je doute que les enquêteurs aient découvert quelque chose, parce qu’ils nous ont interrogés pour essayer de résoudre l’énigme.

Plongé dans ses pensées, le seigneur Rahl hocha distraitement la tête. Alors que la brise faisait voler sa cape, la Mère Inquisitrice et la femme enceinte écartèrent les mèches de cheveux qui leur tombaient devant les yeux.

— Et pour garder ce poste, il n’y a que vous, sergent, et cette poignée de… hum… soldats ?

Beata leva les yeux vers la Dominie Dirtch.

— Seigneur, il suffit d’une seule personne pour activer l’arme.

Le regard du Sourcier s’attarda un instant sur les jeunes recrues commandées par Beata.

— Oui, je vois… Merci de votre aide, sergent.

La Mère Inquisitrice et le seigneur Rahl montèrent en selle. La femme enceinte et les quelques guerriers à pied les suivirent.

— Sergent Beata, lança le Sourcier en se retournant à demi, j’ai encore une question. Vous pensez que la Mère Inquisitrice et moi sommes inférieurs aux Anderiens ? Nous jugez-vous « maléfiques » ?

— Bien sûr que non, seigneur ! Seuls les Hakens sont souillés de naissance ! Nous ne serons jamais aussi bons que les Anderiens ! Nos âmes sont corrompues, alors que les leurs ignorent le mal. La rédemption est hors de portée. Avec des efforts, nous pouvons simplement contrôler notre perversité héréditaire.

Le seigneur Rahl eut un sourire mélancolique.

— Beata, aucun enfant du Créateur ne naît mauvais, car Il est incapable de donner à un être une âme déjà souillée. Les Hakens sont aussi doués pour le bien que n’importe qui. Et les Anderiens peuvent se laisser séduire par le mal.

— Seigneur, ce n’est pas ce qu’on m’a enseigné.

Le cheval du Sourcier piaffa, impatient de rejoindre les autres. D’une simple caresse sur la tête, son cavalier le calma.

— Comme je l’ai déjà dit, on vous a menti. Vous valez autant que n’importe qui, sergent Beata, y compris un Anderien. Notre but ultime, dans ce combat, est d’assurer que tous les êtres humains aient des chances égales.

» Soyez prudente avec la Dominie Dirtch, mon amie…

Beata se mit de nouveau au garde-à-vous.

— Ne vous inquiétez pas, seigneur, je garderai l’œil ouvert.

Le Sourcier chercha le regard de Beata et se tapa du point sur le cœur pour lui rendre son salut.

Puis il partit au galop.

En le regardant s’éloigner, la jeune Hakenne comprit qu’elle venait de vivre l’expérience la plus excitante de sa vie : parler avec la Mère Inquisitrice et le seigneur Rahl.

Et il en resterait sûrement ainsi jusqu’à la fin de ses jours !

L'Ame du feu - Tome 5
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